mardi 3 juillet 2007

Ura Nihon


La main sur mon ventre. Une déchirure qui se propage, une flamme qui se multiplie, une douleur qui croît. Désirer que cela s'arrête autant que cela me consume pour de bon. Et en rajouter quand le corps se tort, se rapièce, s'autodétruit momentanément. Et quand ça s'arrête, parce que ça s'arrête toujours comme pour bien marquer la distinction entre douleur et répis : pleurer avec bruit et à cris. Sûrement pour que quelqu'un m'entende, quelqu'un qui de toute manière ne pourrait pas comprendre, au pire désirer qu'il ressente la même chose. Ou pour s'entendre encore vivre et penser naïvement que j'aurais contenté ma douleur, qu'elle ne reviendra pas. Si elle s'estompe, penser à quelque chose d'agréable : le faire sourire, articuler ses bras autour de moi, contrôler ses caresses par la pensée. Je lui dois décidément beaucoup à ce pantin de mes fantasmes ! Sucé comme un bonbon offert après une piqûre, s'évanouir avec son goût, crémeux, dans ma bouche.

A ce rythme là, je ne pourrais plus rêver. Et tous les erzats à ce songe d'une nuit natale n'auront plus aucune valeur. Le rêve est ainsi paradoxal qu'il repose sur quelque chose de bien réèl. Si ce réèl s'effondre, le rêve disparaît. J'ai ainsi appris que mon rêve allait bientôt mourir, c'était écrit dans le journal. En l'occurence celui que je lisais dans la salle d'attente de mon psychiatre (très ironique n'est-ce pas?) Ne pouvant laisser libre cours à mon indignation aux regards des autres patients, je me suis mise à trembler de rage en fixant le gros titre de la mauvaise nouvelle. Pendue à ma sacoche, ma petite peluche Totoro verte tremblait avec moi, par contamination.

Preuve à conviction : http://www.lexpress.fr/info/monde/dossier/japon/dossier.asp?ida=458449&p=1

L'article fournissait toutes les informations : le récit des témoins, le mobile du crime, l'identité des assassins et l'heure programmée du décès. "D'ici deux à trois ans" mon rêve serait rasé et recouvert d'un tas d'ordures relatait, en direct, la journaliste. L'envoyée spéciale savait-elle, au moins, qu'elle avait été envoyée spécialement pour m'empêcher de rêver en rond, en large et en travers? Le Japon, mon Japon, mon amour de loin, se mourrait me divulgait cet ange annonciateur. Et tout concluait, dans l'article, à me faire savoir que je ne pourrais rien y faire, qu'une vaine pétition circulait déjà pour rien, que la décision était inexorable, d'ordre politique et économique, qui sont, je le sais, les ennemis numéro 1 de la volonté individuelle. Les acteurs de mon rêve s'étaient déjà eux-même résignés. Les mutins avaient signés il y a peu l'acte de mise à mort, sans m'avertir bien sûr. Certains avaient même déjà fui les lieux en me laissant un petit mot sur la porte de mes songes : "trop vieux, trop pauvre, gomen, gomen kudasai."

Je sentais mon petit Totoro vert (cadeau qui m'avait été offert bien malgré lui et que j'avais rendu otage de mes désirs qui se prenaient pour la réalité) me carresser la jambe. Si Ogama était rayé de la carte, de quoi d'autre pouvais-je bien rêver ? Quel autre pays imaginaire pourrait me donner la pareille? Je me sentis trop vieille pour devenir astronaute, rechercher d'autres mondes, comme l'avait fait Chiyoko F. en 2001. Ogama deviendra un tas puant de déchets en décomposition. Mon rêve sentira les poubelles. Satsuki et Mei joueront au chat et à la souris en vomissant toutes les deux minutes. Mes songes mourront après une longue agonie nauséabonde.

Et jamais plus je ne pourrais rêver que je suis une vieille japonaise, très laide, très ridée, qui ne pense plus, qui ne souffre plus, qui n'est qu'un corps naturellement courbé sept jours sur sept dans les rizières, accompagnée d'un mari qu'elle n'a jamais aimé d'une folle passion, mais qui est pour elle le meilleur compagnon que la vie lui ai donnée, dont jamais elle ne se plaint, qu'elle ne songerait jamais à remplacer bien qu'il soit tout aussi vieux et ridé qu'elle. Quand mon dos n'en pourrait plus, il m'aurait dit de rentrer, qu'il s'occuperait seul de la tâche à accomplir. J'aurais bu un thé unique, pelotonnée sous mon kotatsu, dans un salon où il n'y aurait aucun livre et aucune prise d'électricité, en regardant les photos de mes petits-enfants accrochées au mur et en écoutant la musique dont toute la nature est capable, rythmée au son des rires des travailleurs du champ voisin. J'aurais préparé mon offrande au kami familial, et sur le chemin qui mène au temple, je serais peut-être tombée, m'éteignant tranquillement sous des cleyera japonica et des ginkgo biloba centenaires. Sans peur et sans regret.

Au lieu de ça, je ne rêverai plus. Et serais condamnée à vivre clouée sur place, sûrement obligée d'en finir avec moi-même pour ne pas avoir à me voir pourrir à mon tour, gangrénée par mon rêve moribond et fétide. Je finirai dans tous les cas par moisir dans une boîte en bois au milieu d'un cimetière catholique en pierre, qui me laissera très peu de chances d'atteindre la terre. Il me sera dans ce cas sûrement impossible de rejoindre ses poussières, de toute manière mêlées à celles d'une autre, dans un autre cimetière en granit, dans une autre boîte en pin massif. Quelque part, dans une autre décharge publique que celle d'Ogama, mon Totoro plus tout à fait vert, se dissoudra dans les restes de viande avariée et de yaourt périmé. Comme se désintégreront les restes d'Ogama dans le ventre de sa nouvelle réincarnation putride.
Ura, Ura Nihon.

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